2024
18 Juillet > 04 Août

Le Journal

de Jazz in Marciac

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Portrait

Wynton Marsalis

Depuis ses premières armes au sein des Messengers d’Art Blakey jusqu’à la reconnaissance quasi-unanime du monde des arts, Wynton Marsalis n’a cessé de déployer une énergie prométhéenne pour faire reconnaître le jazz comme l’un des piliers fondateurs de la culture américaine. En filigrane de cet activisme, un plaidoyer permanent pour les grandes réalisations de ses illustres aînés et la conviction que l’âme noire doit retrouver sa place dans le fil complexe de l’histoire du jazz. Question de dignité...

Habitués à l’excellence des nouvelles recrues qui se succédaient chez les Messengers du batteur Art Blakey, les observateurs ont à peine tiqué lorsqu’en 1980, un jeune trompettiste noir originaire de La Nouvelle Orléans, chaussé de lunettes trop grandes, remplaça Valery Ponomarev, citoyen soviétique passé à l’Ouest en emportant avec lui une phénoménale technique à la trompette. Mais très vite, l’incroyable facilité du jeune Wynton, que renforce son élégance goguenarde, sonne l’alerte chez ceux qui croyaient être revenus de tout : ce pur sang encravaté, que ses propres performances ne semblent même pas étonner, allume un gigantesque pétard.

C’est le début de la notoriété pour celui qui totalise aujourd’hui plus de 80 albums, possède une collection sans fin de Docteur Honoris Causa et autres rubans méritocratiques qu’il n’a plus la place de piquer sur le revers de son costume. Sitôt affranchi de son premier employeur, Wynton Marsalis crée son propre groupe qui fixera les règles du jeu pour une bonne décennie, imposant sans concurrence aucune un néo-classicisme évolué, qui tient à la fois du be-bop rénové et du swing modernisé. On comprend alors que cet artiste dont le père pianiste lui a inculqué (ainsi qu’à ses frères) une vision encyclopédique mais ouverte de la culture néo-orléanaise, relève d’une essence supérieure. Mû par un instinct très sûr et protégé par un axiome sur lequel il ne transige pas, il répugne à s’aventurer sur les territoires trop sauvages… et moins encore sur ceux cadastrés par Miles Davis version électrique. Ce dernier ne lui laissera même pas le loisir de le confronter sur scène alors que Wynton, peu enclin au doute, avait déjà franchi le seuil le séparant des coulisses ! Il n’y a de place que pour un seul roi… Peu lui chaut : il a suffisamment à faire pour cartographier l’héritage de cette musique savante et populaire, selon lui insuffisamment appropriée par les afro-américains.

 

Du neuf avec du pas-tout-à-fait vieux

Ce réflexe de conservation qui le pousse à préserver l’héritage de la «negro music», telle que Duke Ellington la définissait d’une manière partisane et avec une once de cynisme, lui vaut la sympathie d’anciens comme Clark Terry qui voit en lui un gendre idéal doublé d’une assurance contre la dénaturation des principes édificateurs du jazz. Cette position l’oblige : non content d’excercer son magistère de gardien de la flamme, il multiplie les initiatives vers l’enseignement, l’éducation musicale des jeunes (on le verra souvent animer la classe jazz du collège de Marciac), la préservation et la propagation de ce patrimoine, sujet d’un grand dessein qui l’occupe jusque dans son sommeil : rendre au jazz sa place prépondérante dans la culture américaine. À l’intérieur de ce que beaucoup de ses contemporains aux visées plus aventuristes considèrent comme une mise en conserve passéiste, Wynton Marsalis s’ingénie à produire du neuf avec du pas-tout-à-fait vieux.

 

IL NE S’AGIT PLUS DE REGARDER DANS LE RÉTROVISEUR… MAIS DE TRACER UNE ROUTE ET D’INNOVER

Il exerce ses talents tous azimuts : oratorio, musique pour ballet, musique symphonique, shows télévisés et radiophoniques, sans compter un nombre peu commun de disques attestant la multiplicité de ses centres d’intérêt tant que les notions de swing, d’héritage, de création par l’improvisation et d’éclairage à la bougie (traduisez : pas d’électricité) ont le dernier mot. 

Non content d’assoir son esprit entrepreneurial au sommet de la hiérachie jazz, sa connaissance des œuvres classiques pour trompette lui ouvre une voie parallèle : ses interprétations de Haydn font dire à Maurice André que «Wynton Marsalis est peut-être le plus grand trompettiste de tous les temps». Compliment suprême et pas décisif vers une entente cordiale qui n’empêchera pas que jazz et classique demeurent comme irréconciliables, telles deux substances non miscibles.

Confirmant les agacements de ceux qui l’encensaient au début de sa carrière, le trompettiste renâcle à dépasser le dogme «thème et variations» : il se méfie de l’improvisation trop libre et de la feuille trop blanche. Pour lui, rien qui ne s’érige sans de profondes racines. Au vrai, on peine à distinguer s’il a choisi le jazz ou si c’est ce dernier qui l’a choisi. Il en devient pourtant le démiurge et le porte-parole : la clef de la réussite sans équivalent de Wynton Marsalis tient dans cet apostolat.

 

Plus œcuménique qu’il ne le laisse paraître

Très vite, son rôle d’inspirateur et de modèle suscite des vocations auprès de la génération d’après : c’est ainsi qu’il adoubera de «futurs grands» à qui il ne songera même pas à reprocher leurs pas de côté, leurs envies transverses : Roy Hargrove, Nicholas Payton, Eric Reed, Harry Connick Jr., Marcus Roberts... revendiqueront leur filiation avec leur maître et baiseront l’anneau de ce pape dont les bulles susciteront, au final, plus de bienveillance que d’animosité. Il y a plus : un bref recensement des concerts que Wynton Marsalis donne chaque année depuis 1995 au festival Jazz in Marciac révèle à quel point les rencontres qu’il a voulues sur scène traduisent de la part de ses invité(e)s une forme d’adhésion à sa vision. Laquelle, par ce pied de nez qu’il a le chic d’envoyer de loin en loin à la figure du mundillo jazz, révèle un esprit plus œcuménique qu’il ne le laisse paraître : Richard Galliano, Ibrahim Maalouf et bien d’autres peuvent en témoigner...

 

Mais cette ubiquité forcenée qui, chez d’autres musiciens, pourrait cacher une forme d’inaboutissement -ou de désinvolture- susceptible d’entacher la sincérité de leur engagement, l’exhorte au contraire à pérenniser son action dans de la matière vivante. C’est ainsi qu’il devient le directeur tout puissant du programme Jazz au Lincoln Center, institution dont les moyens sont comparables au New York Philharmonic et qui tient à la fois du laboratoire pédagogique, de la plate-forme de création, de la bibliothèque sonore et du lieu de diffusion. Un couteau suisse à l’efficacité redoutable qui donne à Wynton Marsalis l’opportunité d’aller plus loin dans l’exploration de l’héritage, mais aussi d’inventer un futur pour la communauté du jazz à une échelle qu’il veut planétaire. Il ne s’agit donc plus simplement de regarder dans le rétroviseur... mais de tracer une route et d’innover. Dès lors, une telle prodigalité, une telle accumulation d’honneurs, une telle reconnaissance de la part de l’industrie musicale, du monde de l’éducation, voire du sommet de l’exécutif aux Etats-Unis, reposent-elles uniquement sur un savoir-faire, une capacité à transmettre et des aptitudes musicales exceptionnelles ?

 

Derrière le personnage public semblant cultiver de façon faussement débonnaire sa propre respectabilité qu’il confond volontairement avec celle de sa mission, il y a un cœur qui bat et une âme très sensible au concept parfois équivoque de négritude. Qu’elles relatent un épisode de l’esclavagisme, la grande saga du gospel, qu’elles glorifient les classiques du jazz, prolongent le génie chamarré de Duke Ellington, anoblissent les emportements bougons de Charles Mingus ou s’enivrent des rythmes de la métropole, les musiques de Wynton Marsalis ne sont pas qu’un simple terrain d’étude socio-musicologique ou un chromo illustrant complaisamment tel chapitre du grand livre du jazz : elles semblent révéler à elle-même la trame d’un vrai roman américain et nous font ressentir au plus près les tourments et les espoirs de l’âme noire. Ce Blues dont il distille les arômes dans l’alambic sophistiqué de sa trompette.

Chazz Belmonte

Wynton Marsalis © Francis Vernet

Wynton Marsalis © Francis Vernet